Le numérique et l’emploi : la grande divergence ?

A chaque révolution technique, les inquiétudes se sont multipliées sur la question des emplois qui risquaient de disparaître. Ainsi à la fin du XIXème siècle (en France, mais plus tôt en Allemagne et au Royaume Uni), tracteurla productivité croissait dans la production agricole sous l’effet de la mécanisation et l’introduction des engrais . On pouvait produire beaucoup plus avec moins de travailleurs. En conséquence un exode massif frappait toutes les régions rurales. Mais on constatait que dans le même temps les industries créaient énormément d’emplois et pouvaient ainsi embaucher les ruraux en surnombre.
Au milieu du XXème siècle, les progrès techniques dans l’industrie ont commencé à réduire les effectifs nécessaires à une production toujours croissante. Dans le même temps les services ont pris le relais pour occuper de nos jours jusqu’à 3 salariés sur 4.
Ce phénomène a été théorisé par le démographe et économiste Alfred Sauvy (1898-1990) sous le nom de théorie du déversement :
La mise en œuvre du progrès technique (p.ex dans les activités agricoles) génère des gains de productivité. Les effets induits de cette meilleure productivité sont multiples :
• Au niveau de la production agricole, utilisation d’une plus grande quantité de produits industriels (tracteurs, engrais etc.)
• Au niveau de l’offre des produits agricoles, mise à disposition d’une quantité accrue des volumes produits
• Au niveau de la demande des produits agricoles, baisse des prix.
• Au niveau global, effet de revenu positif pour l’ensemble des consommateurs qui voient le prix des denrées agricoles baisser, d’où une hausse ou une « libération » du pouvoir d’achat qui conduit à l’expression d’une « nouvelle » demande de biens finaux.
La « nouvelle » demande — permise par l’effet revenu — s’oriente vers la consommation de biens produits par les autres secteurs (secondaire ou tertiaire). D’où la création de nouveaux emplois induits dans ce secteur. Les emplois perdus dans l’agriculture sont compensés largement par ceux apparus dans l’industrie.

Ce schéma vertueux n’est jamais vérifié parfaitement. Il suppose une juste répartition des fruits du progrès technique et un investissement tourné vers l’innovation. Il suppose surtout que les travailleurs du secteur en déclin ont les capacités de s’adapter aux nouveaux métiers apparus dans le(s) nouveau(x) secteurs ou aux emplois indirectement suscités par l’évolution des techniques. Cela s’est vérifié par exemple dans la première révolution industrielle : les travailleurs peu qualifiés de l’agriculture se sont adaptés aux métiers peu qualifiés apparus en nombre dans l’industrie, ou dans ceux du bâtiment induits par le développement général de l’économie.

Mais qu’en est-il de la révolution technique du numérique ? Les nouvelles procédures introduites par le numérique amènent une avancée de la productivité dans un secteur : les services où elle stagne depuis longtemps. On parle de quatrième révolution industrielle. En conséquence, de nombreux emplois sont menacés dans le tertiaire. Mais observe-t-on le même phénomène de déversement ? Et au profit de quels secteurs ? C’est une question qui laisse perplexe nos économistes. Prenons l’exemple du covoiturage :covoiturage

  • Lorsqu’un passager économise grâce à Blablacar 100€ sur un trajet Paris-Toulouse (et à peu près autant pour le conducteur) – et au détriment de la SNCF qui assure la même liaison. Que se passe-t-il ?
  • BlaBlaCar perçoit des redevances. Elles lui permettent d’accroître les moyens de son entreprise et d’embaucher. Avec 300 salariés Blablacar traite 20 millions d’utilisateurs dans le monde. Au final l’impact en termes d’emploi est négligeable.
  • La SNCF, de son côté, perd 100€ de chiffre d’affaire. Si ces pratiques se multiplient elle va être amenée à réduire ses fréquences ou à proposer des offres à prix cassés. C’est un facteur négatif pour l’emploi à la SNCF
  •  Du côté du conducteur, le covoiturage ne lui demande pas d’investissement (il possède déjà sa voiture et il ne va pas la changer plus souvent au motif du covoiturage), il n’occasionne pas un surcroît de consommation de carburant, il réclame juste un peu de préparation et de disponibilité. Les 100€ d’économie sur le trajet constituent purement un revenu supplémentaire : une aubaine.
  •  Pareil du côté du passager. Au global, les 200€ de revenu supplémentaire ne sont compensés par aucune consommation supplémentaire et aucun emploi supplémentaire. Pour nos économistes, ça ressemble à une énigme. La fonction de production de la comptabilité nationale ne prévoit pas une création de richesse sans surplus de consommations intermédiaires (matières premières, machines, frais de personnel). Voilà qui explique pourquoi il est difficile de repérer les effets du numérique sur la croissance globale de l’économie. A moins d’inventer (pourquoi pas ?) un accroissement de l’activité et du bien-être sans croissance au sens du PIB et de la comptabilité nationale !!!
  •  Alors, on peut toujours se dire que notre passager utilisera peut-être ses 100€ à se payer une place de concert ou un bon repas dans un restaurant. Quant au conducteur, ça lui permettra de changer plus tôt son canapé, ou de se payer des vacances dans les Pyrénées.
  • Ces nouvelles consommations induiront de leur côté des emplois supplémentaires. Sans doute dans le secteur des loisirs et du bien-être : décoration, cuisine, spectacles, tourisme, voyages, santé… Bref, tout ce que l’on voit en prime time à la télévision.En résumé, bien malin celui qui pourrait prédire l’impact de la révolution numérique sur l’emploi global. On peut cependant avoir une idée des emplois menacés. On peut aussi discerner les évolutions concernant la nature et la qualité des nouveaux emplois directement induits par le numérique

    Quels emplois menacés ? Quels emplois créés ?

    La question des emplois menacés de disparition du fait de la révolution numérique s’est invitée à la tribune des rencontres les plus sélects.davos Ainsi le Forum économique de Davos a-t-il annoncé la disparition dans les cinq ans de sept millions d’emplois dans les économies avancées, compensés par 2 millions d’emplois générés par ces transformations. Cinq ans , ce n’est pas 20 ans , c’est demain!
    Les grands secteurs du tertiaire : banques, assurances, administration privée ou publique sont sans doute les cibles principales des réductions annoncés. Elles auront lieu par disparition d’entreprises ou par redéploiement des activités antérieures vers les activités nouvelles (la plupart des banques en ligne sont des filiales des poids lourds de la banque traditionnelle). Pour les salariés en place, il s’agit en général de niveaux de qualification intermédiaire qui bénéficient actuellement de bonnes carrières dans ces grands ensembles.

  • Mais plus inquiétant : n’est-ce pas la notion même d’entreprise qui est menacée ? Le fondement économique de la forme « entreprise » c’est le constat que les coûts de transaction avec des opérateurs extérieurs sont nettement supérieurs à ceux d’une entreprise intégrée: il faut chercher et sélectionner des partenaires, rédiger des contrats, des cahiers des charges, établir des nomenclatures, communiquer des commandes, contrôler la qualité, vérifier les prestations, facturer, payer les fournitures et coordonner souvent plusieurs sous-traitants. Dans bien des cas, c’est moins cher et plus facile de le faire à l’interne. L’automatisation de ces procédures par le biais des nouvelles techniques informatiques remet en cause ce principe et favorise plutôt les entreprises éclatées ou les simples plate-formes. Et sans doute que même les grandes entreprises classiques vont s’inspirer de ce schéma pour se rapprocher d’une forme hybride.
    Que deviendra le système d’emploi dans nos sociétés ?
    Ces questions ont été au centre des travaux de prospective de deux structures officielles :
    • Le Conseil d’analyse économique (CAE, placé auprès du premier ministre) soutient plutôt que l’automatisation va conduire à une polarisation du marché du travail. Tandis que les professions intermédiaires, situées au milieu de la distribution des salaires, tendraient à se raréfier, l’économie numérique crée principalement deux catégories d’emplois :
    – Des emplois bien rémunérés, à dimension managériale ou créative requérant une qualification élevée ;
    – Des emplois peu qualifiés et non routiniers largement concentrés dans les services à la personne, qui sont peu rémunérés car leur productivité reste faible.C’est donc la classe moyenne qui serait la première menacée, du fait de la potentielle disparition des emplois intermédiaires, due à la bipolarisation renforcée du marché du travail.

• Le Conseil National du Numérique (dans son rapport Travail Emploi Numérique de janvier 2016) évoque certains analystes pour lesquels le risque de déqualification massive d’une partie de la population est à souligner. La diminution de la quantité globale d’emplois du fait de l’automatisation conduirait en effet à la nécessité “d’inventer” de nouvelles activités économiques, pour donner du travail à tout le monde. Cela conduirait à étendre la rationalité économique à des activités qui n’étaient jusqu’alors pas considérées comme du travail, et notamment certaines activités de service à la personne, qui deviendraient des emplois à part entière. La société se polariserait donc entre, d’un côté, quelques activités à très haute valeur ajoutée, assumées par un petit nombre de personnes, et de l’autre des activités à très faible valeur ajoutée, notamment dans la sphère domestique, effectuées par le reste de la population. Cela équivaudrait donc, sous couvert d’une revalorisation du secteur des services à la personne, à la reconstitution d’une population de domestiques, au service des personnes les plus intégrées dans les processus de production de la valeur
C’est déjà ce système d’emploi qui prévaut dans la Silicon Valley où la montée des emplois hyper-qualifiés des majors de la nouvelle économie s’accompagne de la multiplication des emplois de service : concierges d’entreprises, gardes d’enfants, cuisiniers, sécurité, ménage, santé, bien-être…

Est-ce bien ce monde que nous souhaitons voir advenir ?

  •  Le Conseil National du Numérique s’est aussi interrogé sur la nature des emplois qui apparaissent dans la sphère numérique. Plus qualifiés, plus indépendants, ils présentent plus que par le passé un côté hybride : en partie entrepreneur indépendant ou free lance, en partie salarié, en partie formateur ou formé, en partie chômeur, successivement, parfois simultanément. Une diversité facilitée par des mesures récentes : auto-entrepreneur, portage salarial, maintien des allocations chômage pour reprise d’activité ou création d’entreprise.
  • Mais le numérique crée aussi dans son sillage des emplois peu qualifiés : chauffeur Uber, concierge airBnB dont les statuts sont encore incertains.

    Pour une régulation

    Ces constats plaident pour une régulation de ces types d’emploi, sans forcément faire rentrer de force toutes les situations dans le cadre strict du salariat, mais en prévoyant une égalité de devoirs (cotisations, déclarations fiscales) et de droits (protection sociale, assurance chômage, formation). Sans doute la seule solution pour conserver dans notre société un socle d’unité des différents travailleurs.

 Et éviter la grande divergence !

4 commentaires sur “Le numérique et l’emploi : la grande divergence ?

  1. Face à ce travail fouillé, j’ai tendance à m’incliner… Juste un truc, le numérique, ce n’est pas que le service, c’est aussi les processus industriels. Quand les ordi on remplacé l’électro-mécanique dans la téléphonie ça a été le début du bouleverement du secteur… Le calcul à l’infini a servi à déboucler les gros systèmes industriels à réseaux, transport ferroviaire, énergie… à faciliter (voire même rendre faisable) l’économie des flux et la financiarisation de tout. Le numérique = base matérielle de la libéralisation globale ? D’où un autre vaste espace à investiguer quant à l’effet sur l’emploi….

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  2. Ton analyse de la situation me semble fine et tu poses là de vraies questions de fond.

    Finalement qu’est qu’un travail ? Qu’est ce qu’une qualification (quand tu parles de déqualification massive) ?

    Je me permet donc de rebondir aussi en commentaire au sujet du salaire à vie.
    C’est une proposition faite par Bernard Friot et maintenant portée par le réseau salariat qui vise à étendre ce qu’ils appellent les salaires socialisées payés sous forme de cotisations sociale (soignants, retraités, chomeurs, familles via les alloc) à l’ensemble des salaires. Nous aurions donc une unique caisse de cotisation sociale qui représenterait 100% du salaire, des cotisations et des profits (tout le PIB donc) qui serait gérée de manière démocratique par les salariés (comme c’était le cas de la sécu à sa création) et qui verserait un salaire à tout le monde quelque soit leur activité.

    Cela au principe de la reconnaissance de leur qualification qui doit être rattachée à la personne et non au poste de travail.

    Ce système permettrait de financer aussi l’investissement comme c’est déjà le cas avec la sécu pour la construction des CHU. Il serait donc possible de se passer du crédit.

    Le travail serait donc libéré du marché de l’emploi et de la course à la productivité (puisque la notion de profit n’existerait plus, chacun étant payé uniquement par la caisse de cotisation).

    Les entreprises seraient la propriété (propriété d’usage) des salariés qui travaillent dedans et donc les décisions seraient prises de manière démocratique.

    Ca parait totalement utopiste comme cela, mais un pan non négligeable de l’économie est déjà géré comme cela ou en partie comme ça : les retraités, les soignants, les chomeurs et les familles comme j’ai déjà dis, mais aussi les fonctionnaires qui sont payés via la redistribution (qui elle ponctionne à la fois le travail et le capital).

    Il s’agirait donc d’étendre le fonctionnement de ces institutions à l’ensemble de la sphère économique.

    Cela implique d’abolir de le droit à la propriété privée lucrative tout en gardant le droit à la propriété d’usage et la transmission de ce droit (héritage d’une maison dans laquelle les enfants vivent par exemple).

    Voici pour mon ptit point de vue « neo marxiste » :).

    Bises

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    1. Quand tu parles de salaire socialisé, au début je pensais au revenu d’existence qui est compatible avec une économie de marché (d’ailleurs des libéraux bon teint en sont partisans) . Mais là ce que propose Friot c’est le communisme – une modalité du communisme . Alors ça soulève plusieurs questions:
      – les patrons ( les capitalistes – Friot les appelle les « propriétaires lucratifs ») ne voudront pas. Et si on insiste , il faudra les exterminer: c’est la révolution ( jusqu’ici on n’a pas eu beaucoup de succès).
      – A supposer qu’on arrive à le mettre en place, ça soulève des problèmes très compliqués pour décider et gérer l’ensemble des moyens productifs dans la société (c’est l’échec de l’Union soviétique et des régimes communistes). Il ne suffit pas de dire que la gestion sera démocratique. Jusqu’ici les outils démocratiques sont bien imparfaits par rapport à ce qui serait une tâche colossale.
      Bref pour résumer : Friot c’est Marx et Lénine en faisant l’impasse sur un petit détail : la révolution et la violence qui y est associée.

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      1. Je suis bien d’accord avec ta première remarque, Friot fait en effet comme si tout pourrait se faire dans la joie et la bonne humeur. C’est justement pourquoi j’aime ce qu’il propose car il est dans la projection de quelque chose de positif, dans la construction d’un idéal qui nous manque cruellement.

        Il n’est pas dans un discours d’opposition, de militantisme pur et dur où l’on a l’impression que seule la lutte compte. Il voit plus loin que ça et donne envie de se bouger pour cela.

        De plus, ce que j’apprécie particulièrement c’est qu’il éclaire d’un jour nouveau ce qu’il appelle le « déjà là » à savoir la sécurité sociale qui est, selon son analyse, foncièrement anti capitaliste puisque les cotisations sociales paient des salaires (les soignants, les pensions de retraite, les chomeurs et les parents) sans passer par la case possédants, capitalisation boursière ou autre.

        Alors bien sûr, il n’est pas dupe et il sait bien que ça va se jouer dans la rue, d’ailleurs c’est l’origine de sa proposition, à savoir l’échec de la mobilisation citoyenne massive pendant la lutte contre la réforme des retraites en 2010. Mais je crois qu’il préfère se concentrer sur l’explication et la démonstration de sa proposition pour insuffler un nouvel élan à toutes ces luttes et reprendre là où le CNR c’était arrêté.

        Personnellement, ça me redonne gout à une action politique car enfin on ne se construit plus contre une réforme (ce que je trouve quasi inutile) mais pour un projet de société foncièrement différent et plus égalitaire.

        Pour ta deuxième remarque, Friot, en bon historien de la sécurité sociale qu’il est, rappelle qu’entre 46 et 67 c’était des salariés élus qui géraient la sécu ce qui représente 30% du PIB tout de même ! Aujourd’hui, le fonctionnement n’est plus le même et les patrons sont aussi nombreux que les salariés à ce que j’ai compris.

        Il s’agissait non seulement de gérer les indemnités maladies, les salaires, mais aussi l’investissement, c’était beaucoup et ça a apparemment pas mal fonctionné.

        Friot se base sur cet exemple et d’autres et montre que c’est possible et qu’une grosse partie de notre PIB est déjà (ou a déjà été) géré de cette manière, sans passer par le capital. C’est pour ça aussi qu’il récuse l’impôt qui lui, a besoin du capital pour exister, contrairement à la cotisation.

        C’est pour moi un éclairage tout à fait nouveau sur notre héritage social qui mérite d’être creusé.

        Voici quelques vidéos intéressantes à ce sujet :
        – Une vidéo d’Usule (un super youtubeur) qui présente clairement lce que propose Friot https://www.youtube.com/watch?v=uhg0SUYOXjw
        – Un débat entre « néo marxistes » très pointu sur la notion de valeur. https://www.youtube.com/watch?v=Qp_YbVWP6-w

        Et bien sur, je recommande la lecture de ses ouvrages (je n’ai lu que « Emanciper le travail » pour l’instant, mais je vais attaquer « l’enjeu du salaire » bientôt)

        Vous l’aurez compris, Friot c’est un peu ma nouvelle lubie, ça me passera surement :)…

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