Dans la France rurale traditionnelle , la plupart des paysans avaient un statut d’indépendant, ils exercaient plusieurs activités. Ils étaient bucherons, maçons, charpentiers, sabotiers, boiseliers, tisserands, cordonniers, cafetiers, peigneurs de chanvre ou marchands…. et agriculteurs-éleveurs. En ville une petite minorité d’ouvriers ou d’artisans occupaient des métiers qualifiés qui demandaient un long apprentissage et qui s’organisaient dans des corporations.
Ainsi la grande majorité des ruraux avaient plusieurs métiers, quelquefois occasionnels, sans être très spécialisés. La révolution industrielle s’est efforcée de stabiliser cette main d’oeuvre et de la spécialiser. Le XXème siècle (et surtout la seconde moitié) a vu le triomphe du salariat : en France ce taux passe de 63% dans les années 1956 à 85% dans les années 1990 , et à 91% dans les années 2000. Le modèle du « professionnel » s’est imposé ( même si de nombreux emplois restaient peu qualifiés et peu spécialisés).
La frontière entre activité amateur et activité professionnelle s’établit et se renforce. Dans les années 1950 un comptable n’avait jamais l’idée de repeindre lui-même sa cuisine, un technicien de l’automobile ne pouvait que faire appel à un plombier pour son installation sanitaire, et ceux qui se passaient d’un photographe professionnel pour les évènements de famille étaient bien rares.
On voit bien que la situation s’est profondément modifiée à la fin du XXème siècle. De nombreuses activités d’autoproduction ont envahi le temps libre dégagé par la réduction du temps de travail (en un siècle, entre 1880 et 1980 le temps de travail annuel a été divisé par 2). Bricolage, construction, décoration, métiers d’art … Personne n’est surpris de la nécessité de monter soi-même les meubles qu’on vient d’acheter. Et les banlieusards dans leurs pavillons se félicitent de pouvoir consommer eux-mêmes les légumes de leur potager. Les Castorama, MrBricolage et autres jardineries en ont tiré leur prospérité galopante.
Mais ce qui est nouveau en ce début de XXIème siècle, c’est que les frontières entre les deux sphères ont tendance à s’effacer.
Coté équipement tout d’abord : on peut s’improviser plombier, électricien ou plaquiste basique pour 2-3000 € grâce à des techniques et des outils qui ont facilité le travail. Un photographe amateur pourra rivaliser avec un pro pour le même montant, un peu plus s’il travaille en studio. Le fossé entre l’amateur qui n’a que ses mains et du matériel bas de gamme et le professionnel efficace grâce à son outillage perfectionné , ce fossé se réduit, y compris financièrement.
Dès lors l’amateur expert peut être tenté de sortir de la sphère privée du temps libre et de viser la rémunération d’une production pour autrui.
Des évolutions règlementaires ont accompagné ce phénomène. Elles ont permis de réduire le travail au noir occasionnel. L’auto-entrepreneur peut ainsi proposer ses services tout en restant retraité, facteur, pompier ou chômeur et préservant ainsi la légalité de sa situation. Evidemment lorsque le chiffre d’affaire augmente, lorsqu’on doit investir, il est plus raisonnable de rejoindre le statut d’entrepreneur. Cette formule a séduit près d’un million de travailleurs dont seule la moitié déclare une activité réelle. Voilà qui permet une transition entre un état d’amateur et une vraie démarche d’entreprise.
Dans les secteurs artistiques on peut considérer que les statuts d’artistes (artistes-auteurs ou créateurs) sont à la portée d’un artiste amateur qui veut évoluer vers une situation de professionnel qui vit de ses oeuvres. Dans le spectacle vivant, le statut d’intermittent prend en charge pour les comédiens professionnels des périodes de préparation personnelle et bien souvent des répétitions qui ne sont pas considérées par les entreprises de spectacles comme du travail salarié. La différence avec un comédien amateur qui décroche occasionnellement des contrats est bien mince.
On peut donc considérer que, dans les dernières années, les distinctions entre les activités amateur et le travail professionnel se sont grandement réduites .
Les évolutions actuelles dans des domaines totalement nouveaux risquent de brouiller un peu plus ces frontières. Ainsi les techniques de pointe dans le domaine de la conception et la fabrication d’objets sont en train de se démultiplier : les imprimantes 3D sont à même de permettre à chacun de concevoir et de fabriquer des objets, ou de remplacer des pièces, à la maison, pour un coût tout à fait abordable.
Plus impressionnant : la possibilité de faire des manipulations génétiques dans sa cuisine avec quelques connaissances et un petit matériel : le Biohacking.
Ces innovations alimentent un courant très actif aux USA : les makers qui laisse entrevoir des processus de production en dehors des grands ensembles industriels.
Tout cela pourrait remettre au gout du jour les réflexions d’André Gorz (« Adieux au prolétariat » 1981 éd. Galilée).qui prônait une réappropriation par l’individu de taches qui le concernent directement . Le travail « contraint » dans des organisations (hyper) productives étant réduit au minimum.
Alors, demain, cet antagonisme entre activité amateur et travail professionnel risque d’être bien dépassé.
Cette tendance, si elle se confirme, alliée à la transformation des services (voir Le Clairon), dessine un nouveau paysage des économies avancées (au sein desquelles la France souhaite se maintenir, sans assurance de succès). Elle aura des impacts sur l’emploi et la fiscalité que nous examinerons prochainement.
→ Retrouvez la première partie du sujet : Eloge de l’amateurisme
Et le blog préféré du Clairon:
Merci pour ce bel article Norbert. Je suis impatient de lire la suite…
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Robert Heinlein disait : « A human being should be able to change a diaper, plan an invasion, butcher a hog, conn a ship, design a building, write a sonnet, balance accounts, build a wall, set a bone, comfort the dying, take orders, give orders, cooperate, act alone, solve equations, analyze a new problem, pitch manure, program a computer, cook a tasty meal, fight efficiently, die gallantly. Specialization is for insects. »
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