Je ne suis pas un grand lecteur mais j’ai toujours eu de l’attention pour les romans d’Annie Ernaux : Les années , évidemment, Passion simple , et Mémoires de filles . Une bien petite partie de son « œuvre ».

Et c ‘est toujours avec intérêt et plaisir que j’ai retrouvé ses récits , toujours inspirés de sa vie. Tout le monde souligne à juste titre la qualité de l’écriture, son souci de précision, son honnêteté, une honnêteté rare dans ce domaine de l’autobiographie qui est souvent l’occasion de se donner le beau rôle.
Faut-il d’ailleurs parler d’autobiographie quand l’auteur s’interdit souvent de parler à la première personne du singulier? Dans les années on lit plutôt le nous, les on , dans Mémoires de Fille c’est plutôt La fille ou elle qui est nommée, que l’auteure examine avec détachement sur une photo d’époque. Si l’auteure renoue avec le je dans Passion simple c’est plutôt pour s‘attribuer un rôle d’observatrice, qui respecte une distance considérable avec elle-même.
Lorsqu’on fait de sa biographie la matière de son œuvre, il faut bien se soumettre au regard public et interroger les rapports de Annie Ernaux auteure littéraire avec Annie Ernaux, la vraie personne, sa réalité sociale. L’actualité nous donne l’occasion de recenser les images qui courent dans les médias, plus ou moins déformées, plus ou moins suscitées par Ernaux elle-même. Essayons d’en faire le tour et d’en évaluer la portée :
« Annie Ernaux est une transfuge de classe. »
Annie Duchesne est née le 1er septembre 1940 à Lillebonne (Seine-Maritime). Elle passe son enfance et sa jeunesse à Yvetot en Normandie. Née dans un milieu social modeste, de parents qui étaient parvenus à s’extraire de leur milieu ouvrier, devenus petits commerçants qui possédaient un café épicerie, Annie Ernaux fait ses études à l’université de Rouen puis de Bordeaux. Mais c’est à l’âge du lycée qu’elle est percutée par les différences sociales, lorsqu’elle se retrouve au pensionnat Saint-Michel avec les jeunes filles de la bonne société de Rouen, à mille lieues de l’épicerie d’Yvetot.

La petite bourgeoise, bien modeste, se frotte pour la première fois à la grande bourgeoisie provinciale. Après le bac, elle délaissera une carrière d’institutrice de campagne avec sa démission de l’école normale d’instituteur de Rouen. Elle n’est pas douée pour faire la classe, elle ne se sent pas la vocation
Il s’agit là du récit d’une ascension sociale pas toujours facile, confrontée au mépris des classes dominantes, suscitant parfois de la honte chez l’auteur.
De là à tresser une légende qu’elle a en partie alimentée, de « transfuge de classe » qui se serait arrachée au petit prolétariat ouvrier d’Yvetot grâce à sa qualité de « bonne élève » et ses succès académiques qui la conduisent à l’agrégation de lettres et au professorat, il y a peut-être une précaution à respecter avec la réalité sociologique, n’est pas Didier Eribon ou Edouard Louis * qui veut.
« Annie Ernaux est une féministe »
En choisissant de parler de sa vie de jeune fille , de jeune femme, sans crainte d’évoquer son initiation sexuelle dans un contexte humiliant ( Mémoire de fille) ou son avortement dans la clandestinité (L’évènement), Annie Ernaux a su mettre en lumière des épisodes difficiles qui attendaient beaucoup de femmes de sa génération, une génération d’avant 1968 et ses remises en question. A cette époque, l’auteure était déjà installée dans la vie, un métier, un mari , deux enfants … La vie rangée est progressivement remise au placard, ce qui l’amènera sans doute à l’écriture avec son premier roman Les armoires vides en 1974. Elle reprendra cette évolution vers plus de liberté dans Les années (2008).
Annie Ernaux , c’est le thème d’une femme dans ses bonheurs et malheurs dans une société dominée par les hommes, écrit à la première personne. Pas de doute, ces sujets parlent à la plupart de ses lectrices. Mais est-ce pour autant une auteure féministe ?
Ce n’est sans doute pas à moi, mâle hétérosexuel, d’en juger.

Mais je dois dire que j’ai été choqué du récit de Passion simple où la narratrice raconte une liaison torride avec ce jeune étranger « qui aimait les costumes Saint-Laurent, les cravates Cerruti et les grosses voitures » (on n’en saura guère plus). Pendant ces longs mois d’une passion totale, la narratrice ne fera rien d’autre que l’aimer et l’attendre pendant ses longues absences. Rien d’autre n’occupera son esprit. N’est-ce pas un exemple d’emprise qui ne peut s’établir que dans un rapport de domination ? La servitude est-elle plus belle lorsqu’elle est volontaire ? Ce récit d’un consentement total à la soumission est-il envisageable pour une féministe à l’heure de #MeTo ?
« Annie Ernaux est une révoltée »
Il s’agit là d’une constante dans l’évolution de l’auteur, estimant que ses origines sociales (l’épicerie d’Yvetot ) la désignent naturellement comme un des porte-drapeaux de la gauche de la gauche .
C’est de notoriété publique que l’auteure s’est engagée publiquement à de nombreuses reprises, signant en mai 2019 une tribune proclamant « Les gilets jaunes, c’est nous ! », jusqu’à sa désignation au parlement de l’Union Populaire, éphémère création dans le cadre de la campagne de Jean-Luc Mélenchon. « Les rêves n’existent pas au passé. Je suis toujours révoltée. Je ne peux pas me taire » dira-t elle.
C’est une constance qui l’honore, qu’on partage ou non son attrait pour les insoumis. Mais quelle légitimité pour parler au nom des déshérités, soixante ans après avoir quitté son milieu populaire d’origine ?
A l ‘annonce de son prix Nobel, Mélenchon « pleure de bonheur » (sic) sur son compte Twitter…
*Didier Eribon (Retour à Reims) , Edouard Louis (Pour en finir avec Eddy Belle Gueule ) ont tous les deux publié des succès de librairie qui rapportent leur jeunesse et leur sortie d’un milieu ouvrier très pauvre grâce aux études .