« Et toi, Norbert, Quelle est ta passion ? » s’enquiert Séverine*, curieuse de savoir à quoi passe ses journées un jeune retraité (la scène se passe en 2010) .Et la question me laisse un peu perplexe : «Je n’ai pas une passion, j’ai plusieurs centres d’intérêt. En ce moment c’est plutôt la plomberie, mais il y a aussi la photo, la cuisine, l’oenologie, le blog du Clairon, le Qi Qong, les promenades avec le chien … » Il faut dire que Séverine, enseignante trentenaire, célibataire et sans enfant, plutôt avenante, a voué sa vie et son temps libre à la pratique et l’approfondissement de l’Aïkido. On la voit ainsi, pieds nus dans des sandales par tous les temps comme un moine guerrier, visiter tous les stages où souffle l’esprit du maître «o Sensei ». Sur le tatami, vétue d’un « hakama » – la jupe noire qui se rajoute au kimono- rapiécé qui indique l’ancienneté de sa vocation, elle choisit des partenaires qui lui permettent de faire écho à ses recherches personnelles, sans plus d’intérêt pour la personne qu’elle a en face d’elle. Et je ne doute pas que ses nuits soient habitées par des interrogations sur la dernière technique qu’elle a vu pratiquer par O Senseï.
Rien de tel chez le paisible retraité qui lui fait face et qui revendique son statut d‘«amateur», voire de « dilettante », deux qualificatifs très déconsidérés dans le monde d‘aujourd’hui. Quoi de pire, en effet, pour un Premier Ministre, voire un Président de la République d’être taxé dans la presse d ‘«amateurisme ». A l’inverse l’évocation du « professionnalisme » d’un grand médecin ou d’une star du show-business constitue le meilleur des éloges médiatiques.
Cette image de dilettante que je ne récuse pas, je ne l’ai pas toujours revendiquée, notamment dans les milieux de travail que j’ai fréquentés. Souvent je l’ai subie, sur la base d’un malentendu : Dans la plupart des organisations, les responsables ne conçoivent pas l’idée qu’on puisse faire son travail avec sérieux et compétence, en conservant sa liberté de jugement et une certaine distance par rapport aux objectifs affichés du service. C’est le règne des managers et des technocrates, un univers de pensée et de comportement « unidimensionnel », au sein duquel l’esprit critique ou les comportements antisystémiques sont progressivement bannis (L’homme unidimensionnel – Herbert Marcuse 1964). C’est pourtant bien de ce coté-là que je me retrouvais systématiquement, du coté des syndicalistes et des personnalités trop indépendantes pour espérer une carrière confortable et reconnue.
Alors, la retraite venue, une fois les enjeux des situations professionnelles éloignés, je pensais pouvoir me consacrer dans la sérénité à des activités, individuelles ou collectives, débarrassées des impératifs de performance et de résultats. A l’expérience je constate que ce n’est vrai qu’en partie.
Jean Viard est sociologue, co-auteur de « La France des temps libre et des vacances » (éd. de L’Aube, novembre 2009), il a beaucoup travaillé sur les loisirs. Sur cette question du challenge, il dit :
« On vit dans une société obsédée par la performance, il faut être excellent au lit, au travail, à table. C’est une véritable idéologie.
Cette obsession envahit aussi le temps libre. Il y a une culture du stress du temps libre. Pourtant cuisiner, [ ce n’est pas forcément Masterchef ], c’est une façon de prendre le pouvoir sur le temps, sur son corps. »
Eh oui ! il faut le dire : dans les milieux associatifs, sportifs ou culturels, où sont massivement présents des retraités – qui n‘ont apparemment plus rien à prouver en termes de carrière, d’avantages ou d’honneurs- on retrouve pareillement la lutte pour les résultats, pour la reconnaissance personnelle auprès des milieux de spécialistes ou de pairs, voire même un positionnement dans un statut de « professionnel » expert.
Il n’est pas dans mon propos de dénigrer ici le souci de qualité que chacun peut apporter dans des activités qui lui tiennent à coeur. Les moyens existent maintenant pour que des amateurs voisinent l’excellence dans des domaines comme la cuisine, la photo, la vidéo, la musique, les arts plastiques … et même le bricolage, le bâtiment et d’autres domaines où les outils (informatiques, logiciels, électro-portatifs ou mécaniques) sont maintenant abordables par le grand public.
Mais de grâce, n’abandonnons pas l’heureux état de l’amateur, qui choisit ses actions pour le plaisir qu’il y trouve, qui produit plus pour le partage que pour le gain, sans cette obsession du résultat à tout prix qui empoisonne le milieu du travail en entreprise.
Amateur et fier de l’être !
*Le prénom a été changé
Dans un autre sujet nous abordons l’évolution respective (juridique, économique, fiscal…) de ces deux sphères : Amateurs versus Pros
Et le blog préféré du Clairon:
Combien de « collègues » ai-je pu choquer dans leurs convictions professionnelles lorsque je leur disais que je m’amusais à (bien) faire mon travail * : de l’amateurisme en quelque sorte ! Aujourd’hui je m’amuse toujours autant… en amateur bien sûr.
* du bas latin tripálĭum (instrument de torture à trois poutres), vocable passé dans l’ancien français (12ème siècle) avec le sens de tourment, voire de souffrance).
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La dilettante revendiquée , » qui se délecte « est tout à fait en accord avec toi , Norbert !
Si dans la vie professionnelle , nous sommes heureux d ‘être reconnus pour nos compétences , quitte à vivre souvent dans un stress destructeur ,de grâce , vivons la liberté de la sphère privée , la liberté de l ‘Amateur ,qui avance à son propre rythme, dont il est seul maître , ce qui ne signifie pas pour autant l ‘ abandon de l ‘ exigence … mais ,.respirons !
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Merci Norbert pour cet éloge de l’amateurisme! Je m’y retrouve bien maintenant…
En ce qui concerne le dilettantisme, dans le cadre professionnel, j’ai constaté souvent, mais trop tardivement sans doute, qu’il a aussi ses effets positifs! Enfin, entendons-nous! C’est le fait de prendre son temps, de savourer son travail, de penser au projet, d’en parler autour de soi avant de se lancer… qui est est quelquefois taxé de dilettantisme… Et pourtant c’est bien comme cela qu’on avance… Il a fallu que je sois malade un an entier, et que par la force des choses je ne puisse pas assurer mes responsabilités les mains dans le cambouis, pour m’en rendre compte…
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Merci pour ce bel article, plutôt que sur les performances, nous ferrions mieux de nous concentrer sur le plaisir procurer par telle ou telle activité. Bravo.
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Merci pour l’article
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