Habitations de Martinique : de la canne au rhum

Les habitations en Martinique sont au rhum ce que les châteaux sont aux crus du Bordelais. Chacun sur l’île a son idée sur le classement idéal. Et comme pour les vins, l’histoire a son importance.

C’est au milieu du XVIIème siècle que la culture de la canne s’est implantée en Martinique. Ce sont des juifs hollandais, chassés du Brésil, qui amenèrent avec eux les secrets de la fabrication du sucre à partir du jus de canne. La métropole découvre avec avidité le sucre (on ne connaissait auparavant que le miel) qui se transforme en or pour les marchands et les planteurs qui viennent s’installer sous les tropiques.

Mais la culture manque de bras et les « engagés » ne suffisent pas. On fait venir des esclaves d’Afrique. Ils seront 100 000 à débarquer en Martinique dans les conditions que l’on connaît. Leur travail, leurs souffrances, leurs morts vont enrichir les planteurs et faire de la Martinique une des plus profitables possessions françaises

Dès lors se met en place une économie de plantation qui s’appuie sur le système de l’habitation. L’habitation c’est un lieu de vie (la maison du maître, les logements des employés libres et les cases des esclaves) c’est un lieu d’agriculture (les champs de canne à sucre) et un lieu de production industrielle. La sucrerie est une industrie lourde, tout d’abord animée par les moulins à l’eau et rapidement par de spectaculaires machines à vapeur (ci-dessous l’usine Clément,maintenant reconvertie en musée ).

La canne dont la coupe réclame beaucoup de main d’oeuvre, doit être traité rapidement donc dans la proximité. L’habitation qui réunit toutes ces fonctions est donc la cellule de base de cette société antillaise fondée sur la discrimination raciale et l’exploitation esclavagiste.

Mais dans la contrainte apparaît aussi une forme de mélange : les ethnies africaines ne parlent pas la même langue , elles se forgent un langage commun à base de français et de syntaxe africaine. Du coup les maîtres béké se mettent au créole, au moins pour donner des ordres. Les esclaves domestiques partagent la vie des maisons de leurs maitres, leurs filles donnent naissance à des mulâtres qui ne subiront pas la condition des esclaves. Bref, l’habitation lieu d’exploitation et de discrimination, est aussi un lieu ou se construit une culture commune créole.

Et la vie de l’habitation évolue : La crise sucrière (concurrence du sucre de betteraves découvert autour de 1830) met en difficulté les petites habitations qui sont rachetés par des grands propriétaires.

Et surtout l’abolition de l’esclavage en 1848 libère la main d’oeuvre servile. L’habitation doit désormais trouver des salariés (qui n’échappent pas à une terrible exploitation), parmi les noirs libres pas toujours enclins à se mettre au service de leurs anciens maîtres et parmi des migrants d’Afrique ou d’Asie incités souvent par la ruse ou la force à s’embarquer pour la Martinique  . Le coût de la production s’envole et la rentabilité s’effondre. Bien des sucreries se convertissent à la production de rhum. Au début du XXème siècle, la Martinique devient premier exportateur mondial de cette boisson.

Aujourd’hui, il existe en Martinique sept distilleries fumantes en activité, trois éleveurs et une distillerie reconvertie en site touristique. L’essentiel de la production concerne le rhum agricole (obtenu à partir du jus de canne et non pas des déchets de la fabrication comme le rhum  industriel) qui a obtenu en 1996 une AOC, la première d’outre-mer et de surcroît pour un alcool blanc.

Aujourd’hui, les habitations et les distilleries se visitent comme autant d’éco-musées et de jardins. La dégustation fait partie de la visite, ce qui nous permet de nous faire une idée des crus. Et de sentir l’ambiance de l’habitation. Nous vous décrirons nos impressions concernant deux habitations : Clément et Saint-Etienne.

Elles ont quelques points communs: elles appartiennent à deux branches de la famille Hayot, vielle famille béké de la martinique. Elles revendiquent toutes deux la qualité de lieux culturels avec des expos , des conférences, des concerts.

L’habitation Clément a conservé son usine (qui n’est plus en service) dans un état remarquable de propreté et de maintenance. Les anciens chais ont été doublés par des installations modernes qui positionnent Clément comme le spécialiste des  rhums vieux. Deux lieux d’exposition font une place prestigieuse à la peinture contemporaine par le biais de la fondation Clément qui finance aussi une bibliothèque et deux autres habitations.  Mais le coeur du domaine c’est la maison créole. Classée Monument historique en 1996, elle incarne avec ses dépendances (terrasse, cuisine, écurie et logements) le coeur domestique de la propriété. Son architecture, son aménagement intérieur et ses meubles anciens témoignent de l’art de vivre créole et de sa parfaite adaptation aux conditions de vie sous les tropiques.

Dès l’entrée , nous sommes prévenus par les photos souvenirs accrochés aux cloisons. La maison Clément est le témoin et le théâtre de tous les évènements politiques et économiques importants de la Martinique, sous la houlette omniprésente de Bernard Hayot , le propriétaire des lieux depuis 1984 ( 173ème fortune de France d’après le classement Challenge) qui reçoit et accompagne les personnages les plus illustres de la planète. Seuls manquent peut-être à sa collection les saints papes !..Pas un ministre de l’Outre-mer, pas un préfet , pas un président du Conseil Général de Martinique qui ne se précipite, à peine nommé ou élu, à la maison Clément pour se faire adouber par le maître des lieux.

Lieu de patrimoine et de mémoire, l’habitation Clément passe cependant sous silence l’histoire sombre de l’esclavage qui a pourtant jeté les bases de ce domaine que Homère Clément, fils de tailleur et médecin formé à Bordeaux rachète en 1887. Auparavant il faut croire que c’était la préhistoire !

C’est un autre Hayot, José qui rachète en 1994 le domaine Saint-Etienne, alors en perdition. La distillerie n’est pas remise en état, le rhum viendra de l’habitation Simon mais les chais de vieillissement et l’embouteillage complètent la chaîne à Saint-Etienne. La maison créole est restaurée, les jardins plantés et soignés.Mais ce qui nous intéresse c’est la salle « Foudres Edouard Glissant « . Les foudres, ce sont ces grandes barriques où fermentait le vesou, le jus de canne.

C’est en présence de l’écrivain, poête,  et essayiste martiniquais (disparu depuis, le 3 février 2011) que cette salle qui est à la fois un lieu de vente du Rhum St-Etienne et un bel espace d’exposition, fut inaugurée  le 22 janvier 2010 par José Hayot qui rappelait  » la lourde charge émotionnelle qui pesait sur les lieux »… »Pour beaucoup d’entre nous, ces lieux conservent les souvenirs d’un passé douloureux. Pourtant, il nous est apparu qu’en ces mêmes lieux, sur ces anciennes fondations, pouvait s’écrire une histoire nouvelle. »

A l’appui de cette démarche, la remarquable exposition de Jean-Luc de Lagarrigue. Titrée « Le pays des imaginés » , formule tirée de Malemort (roman de Glissant publié en 1997) , cette exposition à la mémoire d’Édouard Glissant est une série de quinze appareillages photographiques qui commence par brouiller la différence entre le réel et l’imaginaire, en installant le regard dans une manière de vision onirique qui peut aussi bien revêtir des teintes de cauchemar. Le départ nous évoque la société d’habitation pour nous amener vers cette terre créole où rôdent 
tous les fantômes.Alors vous imaginez que ce n’est pas seulement quelques bouteilles de rhum et un décor colonial que nous avons trouvé à l’habitation Saint-Etienne mais une émotion et une intuition : la culture créole permettra peut-être de dépasser les blessures de cette société post-coloniale en assumant ce passé que ce soit du coté des békés, comme de celui des descendants des esclaves.

Finalement le rhum, comme le vin, est affaire de culture, à preuve cette présentation du carton d’emballage de leurs rhums vieux, avec cette citation de Patrick Chamoiseau (prix goncourt 1997 avec Texaco ), autre hérault de la créolité.Ah ! Et la dégustation , me direz-vous ? Nos conseils:

Pour le rhum blanc : le Saint-Etienne est bien – mais le meilleur est sans doute le Neisson (on le trouve en grande surface en métropole): fraîcheur,  beaucoup d’aromes volatiles,  élaboré dans le  Nord Caraïbes, les plantations de cannes à sucre Neisson bénéficient d’une luminosité et d’un ensoleillement exceptionnels.

Pour les rhums vieux – Probablement le meilleur : Le rhum JM a su garder une riche gamme d’arômes suite à son vieillissement dans cette distillerie de la côte nord-atlantique qui appartient au groupe Clément.

Vous trouverez ICI la recette du ti’punch – moi je préfère un bon planteur.

On trinque. Et Santé’w ! (en créole)

 

 

6 commentaires sur “Habitations de Martinique : de la canne au rhum

  1. Norbert, je reve depuis longtemps d’ aller en Martinique, il faut qu’on se parle, je serai en France en mars de retour de mission en Mauritanie, on se cause.
    Julie

    J’aime

  2. Cher Norbert,
    Te souviens-tu de nos débuts au ministère de l’agriculture qui a l’époque n’était pas « de l’alimentation de la pèche et de l’aménagement du territoire »? C’était mon premier poste et j’avais fait mon mémoire en Martinique .. en 1976! Je sortais le soir dans les boites créoles de Paris avec ma bande et j’arrivais vacillante au boulot le matin….J’étais complètement imprégnée de ce que j’avais découvert la bas, des odeurs(de canne par exemple) de musique(omniprésente ) d’insularité..Césaire était encore vivant, les jeunes mulâtres lisaient aussi Glissant et Chamoiseau. On m’avait sommé de choisir entre la fréquentation des blancs ou des noirs, ce que je n’ai pas réussi à faire bien sur, car nous les (encore) jeunes, ça nous paraissait idiot: cependant à l’époque il faut reconnaitre qu’entre les vieilles familles béké(ttes)(comme les Hayot,) se présentant en robe longue avec de longs fume -cigarettes aux soirées, et les fetes de campagne ou les bals créoles avec orchestre noir, violon ,trompette , mazurka, biguine, dansé colé.; il y avait un abime..mais les danses étaient les mêmes quoique pratiquées avec une ardeur différente. Bref j’ai un peu appris le créole, ça me sert encore en France, pour blaguer avec mes collègues et j’en ai gardé quelque chose dans mon histoire perso..c’est une langue savoureuse pleine de proverbes naturels(zandoli i ka pissé silon zizi-i= le lézard fait pipi selon la taille de son zizi..etc)
    Ce que je rajouterai aussi , pour compléter ton article, c’est que l’intégration des cultures s’est aussi faite par les sens, car les parfums, les musiques et le sexe .. qui imprègn(ai)ent la vie jou(ait)e un rôle assez puissant.
    mais la synthèse que tu décris dans ton article était peut-être déjà un peu en route.
    Ceci dit il reste des tas de problèmes sociaux car ces iles ne sont pas faites pour abriter tant de monde arrivé la artificiellement: je connais maintenant u peu les Caraïbes et iles environnantes et franchement il vaut mieux être 15.000 sur une ile de cette taille que 400.000..)
    Anne
    PS:je confirme ton analyse dégustation actuelle : pour info, j’avais en 1983 fait une note sur le rhum :déjà le JM pointait mais le Neysson c’est plus récent

    J’aime

  3. Quand sortira-t-il ce nouveau livre du Routard  » Godard- Livet « ,
    Qui se passera de ce « ron ron » traditionnel des livres de voyage ?
    Vraiment , cette façon de raconter les voyages et visites est stimulante, émouvante ,rafraîchissante et instructive .
    Bises
    Hanna

    J’aime

  4. Qu’il est doux le temps des colonies!
    Sur les usines à Rhum, une seule est la propriété d’un noir.
    Et encore c’est un américain.
    Vive l’indépendance des caraïbes.
    Dehors les békés!
    Groupe Révolution Socialiste
    Section Antillaise de la 4° internationale.

    PS: Et c’est même pas une blague.

    J’aime

Laisser un commentaire